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- Tu nous as fait peur !
L’air pur lui fait du bien, le paysage est magnifique, les arbres séculaires, les oiseaux dans le ciel, une nature qu’il connait mieux.
- Tu désires rester seul ?
- (un temps) Non, je le fus, et le resterai toujours. Depuis que j’ai rouvert les yeux je me pose des questions mais évite les réponses.
- Personne ne t’as dit ce qui s’est passé ?
- Non, je suppose que c’était fait pour.
- Oui, nous pensions qu’il te faudrait du temps pour récupérer et que j’étais le mieux placé pour en parler avec toi.
- Parfois il me semblait que tu me connaissais mieux que moi-même.
- C’est toujours vrai ?
- Non, et là encore je trouve une raison de cultiver les regrets, de regarder le passé avec envie. Le chemin est ouvert largement devant moi, je vois clair, loin, j’aimerais fermer les yeux, tout laisser tomber.
- Le cadre n’est-il pas magnifique ?
- Si ! Un cadre ! Que représente le tableau, sur quoi est-il est peint, cette toile sur laquelle le réel se forme avec une précision croissante.
- La réalité nous copie ?
- Nous sommes son chemin, elle s’affine, se précise, nous allons, cherchant le pourquoi, imaginant le comment et nous arrêtons. Tout cela est si complexe, trop pour moi.
- Tu te sous-estimes, rien de ce que tu ressens ne t’es insupportable. Un tribut à un fond de lâcheté, d’humanisme misérabiliste, un grain de poussière que le vent emporte, le désert n’est plus nu.
- Comparaison habile.
- Je le suis, l’avais-tu oublié ?
- Non. Pourtant, raconte-moi, j’ai joué mon rôle sans conscience, j’ai des images mais entendre les faits de ton point de vue m’importe.
- Où s’arrêtent tes souvenirs ?
- À la maison du dernier membre du club, celui qui m’attendait.
- Il t’attendait ?
- Oui ! Il m’a parlé en une langue oubliée que j'ai comprise. Je sais avoir hérité de la sauvagerie et des facultés de mon père.
- Tu es entré, j’ai attendu, écouté. Finalement j'ai appelé Wool, il m’a écouté sans rien dire ; je pense qu'il voudra en savoir plus. Tu aurais vu l'équipe d'intervention, comme à la télé, boucliers, masques, gilets pare-balles, tout l'attirail, disproportionné, après tout il n’y avait pas de crime commis, s’offrir aux dents de ses amis est-il condamnable ? Je suivais, cela m’a remis en mémoire certaines de nos enquêtes, l’ambiance était différente, trop d'incohérence entre les moyens et l’objectif, cent chasseurs pour un lapin. Un incident aurait pu dégénérer en tuerie, l’ambiance, d’étrangeté de cette maison, la nuit, les ombres, une mise en scène parfaite.
- Oh oui !
- Les fenêtres ont été brisées, les portes enfoncées, celle de devant n’était pas fermée, je t’avais vu l’emprunter mais ils craignaient un piège, quelle imagination pour ne rien comprendre. Bref ! Dans le hall un froid impossible nous saisit, comme l'empreinte d'un passé récent. Un silence surprenant malgré les hommes qui se précipitaient. La maison était vide, restait une porte bizarre, noire, elle semblait avoir été brûlée et d'une ancienneté improbable. Des micro ultrasensibles surprirent des murmures incompréhensibles.
- Le douzième personnage transvasait des souvenirs en moi, pas les siens. Il n'était qu'un intermédiaire... La mort était le seul moyen de me les donner, de me les rendre, être atomisé et reformé. Je ne vois pas d'autres façons d'expliquer ce que je ressens.
- Les sommations furent vaines, la voix continuait, imperturbable.
- Auriez-vous attendu que la porte se serait ouverte.
- C'est ce qui arriva, les haches furent sans effet. Elle s'entrebâilla seule, en fait aucun moyen ne permettait de la fermer. Nous sommes descendus, le silence était palpable, des caves, une pièce au fond, un puits comme celui que nous connaissons, en moins ancien.
- Une reproduction.
- C’est le mot… À l’intérieur, des cadavres carbonisés, les autopsies ont prouvé le suicide, ni traces de coups, ni violence, toi seul semblait intact, mais mort ! Un choc, je n’y ai pas cru, tu ne pouvais pas mourir ainsi. J’étais sûr que tu étais.. ailleurs, seulement ailleurs.
- Disons ça ! Vous m’avez emmené à l’hôpital, examens, et, surprise, si le corps était inerte, le cerveau, lui, fonctionnait mais sur une onde bizarre, l’activité en des zones cérébrales rarement employées. Ce n’est pas clair mais ça doit être près de la vérité.
- C’est ça, ce qui étonne tout le monde, sauf moi, je sais que tu es capable de tout pour te faire remarquer, pourquoi te satisfaire d’un comportement quelconque. Ton cerveau a repris une activité normale, et puis le cœur s’est remis à battre, le sang à circuler, impossible ! Les faits sont là, tu es vivant, un mystère devant la science.
- Loin devant.
- Elle ne pourrait expliquer ce qui arriva ?
- Oh si ! Mais elle n’est qu’un moyen, elle n’existe pas en soi, l’homme primitif parle encore en nous. Nous voyons des dieux partout, nous nous disons monothéistes, il n’en est rien. Le problème n’est pas la science mais l’esprit du scientifique qui se pose une question en l’adaptant par avance aux réponses qu’il possède et à celles qu’il ne veut pas trouver. Il a un chemin sur lequel il avance, regarder ailleurs le fait souffrir. Je comprends cela, trop bien.
Les deux hommes se turent, le plus âgé, le savant, tentant de faire le point, lui avait pu regarder hors du sentier des habitudes, avec son ami ils avaient découvert ce qui y rodait et qui, parfois, intervenait dans la réalité.
- Mes paroles sont sibyllines pour moi aussi, je voudrais qu’un silence définitif m'envahisse, il n’en est rien, tout est là, ricanant, sachant que je ne peux rien oublier. Repos, ensuite le chemin continu, le désert s’ouvre, la forteresse me tend les bras, celle de la peur, une frontière haute mais fragile. À la regarder elle paraît faite de lois insurpassables, un peu de volonté, d’aptitude à souffrir et tout vole en éclat. Des mots, toujours des mots, je gagne du temps moi aussi, comment traduire ce que je ressens avec d’aussi piètres moyens ? Restons-en à ce que nous disions. Les question se posent sur moi, et à travers moi sur la vie et ses mystères. Tout cela sera mis sur des circonstances particulières, un individu exceptionnel, je n’ai pour mériter ce mot qu’une capacité d’utilisation spécifique, que chacun pourrait posséder, de moyens qui sont en tous. Le problème n’est pas dans la force mais dans la capacité à l’utiliser, de surpasser les blocages empêchant l'harmonie de l’être et, plus, celle de chacun avec tous. Une voix n'est rien, toutes... À l’image de ces peuples vivant sur les flancs des volcans, lieux nourris par la puissance assoupie, temporairement. Souvent le réveil est lent, des signes l'annoncent, ça ne sera plus le cas, le choc qui vient sera d’une insigne violence et peu survivront. J’aime… Il me semble que nous nous sommes éloignés du sujet.
- En apparence, tu le sais bien. Symbole, ce que tu as vécu peut être vu ainsi, mais qu’est-ce que c’est ?
- Un masque posé sur une vérité indéfinissable autrement. Ils ont évolué, le désir d’aller voir dessous fit naître la science, et pourquoi pas un moyen plus précis, capable de dessiller les yeux quitte à leur imposer une lumière qui les détruirait.
- Si tu parlais de ce que tu as vécu, perçu ?
- Un voyage, un héritage, plus que seulement héréditaire. Je dois à mon père une béance intérieure laissant circuler une force primaire, une violence à laquelle il céda. Pas moi, ou différemment. La sélection œuvra, l’adaptation guidant la survivance, des potentialités mises à l'épreuve, un obstacle placé sur le chemin du vivant, la plupart des créatures s’écrasent contre le mur, elles s’entassent jusqu’à ce que certains trouvent le moyen de passer. Et puis la particularité de quelques-uns devient générale, jusqu’au prochain obstacle. Il est là, posé devant l’esprit. Un courant et la capacité de le supporter. Ainsi puis-je plonger dans le passé pour découvrir une lignée dépassant les liens du sang, les lois de la génétique, une troisième voie, un héritage dont le support reste à définir. Ce n’est pas mon problème, un potentiel circulant donnant une impression de continuité, d’éternité qui n’en est pas vraiment une, pour l’enveloppe qui porte un nom, qui a un visage et une représentation sociale. Quelque chose demande à être entendu, écouté, accepté, aimé pour employer un mot perdu dans la banalité des relations humaines. J’ai perçu ce fil conducteur, conducteur d'énergie, il détruisit mon père, me fit souffrir, mourir, presque… le toucher et encaisser la violence de ce contact. Pauvres mots, petit vocabulaire, quelle savoir faudrait-il pour expliquer ce que je veux dire ? Folie en laquelle j’ai cru, et puis, tu vois, je suis encore debout, un peu moi-même, plus quelque part. Le chemin est ouvert, s’il me paraît si long c’est qu’il dépasse ma petite vie. Quel rapport avec une enquête, avec une secte de cannibales, avec une tempête glacée détruisant une ville ? Synchronicité, alliance, ce qui se passe ici induit des réponses aux antipodes. Il fut un temps où regarder le ciel permettait de dessiner l’avenir, expression d’un savoir intérieur, la certitude fait concordance, un diapason n'a-t-il pas deux branches ? Comment expliquer cela calmement, simplement ? Le chemin vers une définition de la vie plus dense, plus proche de la conscience, une pyramide dont la base serait l’univers. Sélection menant à la simplification, pas l’inverse. Pyramide parce que la densité augmente. Ainsi progresse la vie, par étapes. Nous ne sommes pas la dernière, J’en vois une autre, au moins, elle est en préparation, le relais sera passé un jour, dans mille ans, un million d’années, ou dix minutes… Un arbre est peu évolué, il vit longtemps, un être humain est plus complexe, une forme de vie plus performante mais s’usant vite, la vieillesse est un phénomène liée à la vie même, l’important n’est pas que tous suivent le même chemin, un suffit qui ouvre la voie aux suivants... Et tue ceux qui ne peuvent passer ! Si je me comprenais je demanderais mon admission à l'asile. J’ai raté mon échec ! Bref, je suis parti d’un regard vers l’espace, vers le passé, ce qui se produisit en lui se produira en nous, le fil n’est pas rompu depuis l’origine du monde. Le problème était de comprendre… C’est illusoire, une réponse ne m'apaise qu'une seconde. Le creux remplit le vide… Ou est-ce le contraire ?
- Si je comprenais je demanderais une cellule près de la tienne.
- Nous pourrions encore discuter.
- Et sombrer plus avant dans la folie.
- N’est-ce pas déjà le cas ? Sommes-nous ici, face à ce ciel d’un bleu parfait ? Le soleil ne nous brûle pas encore, on dirait qu’il nous appelle, qu’il veut nous dire quelque chose.
- Nous sommes nés en lui.
- Nous continuons à naître, la pyramide des éléments nouveaux, plus petits, plus puissants, plus précis, comme une image sur un écran, plus le point est petit plus l’image sera nette, jusqu’à ce qu’elle soit parfaite. Comme si la télévision était le désir de regarder ailleurs, avec tous, dans la mauvaise direction, hors et loin de soi.
- Voilà une critique du petit écran comme je n’en ai jamais entendue.
- Précise et peut-être vraie.
- Sûrement.
Le vent leur fit du bien, presque frais, les rayons du soleil étaient doux, bientôt la chaleur serait implacable.
Lui aussi ?
Lui d’abord !
- Un détail me revient, un seul des cadavres était celui d’une femme, elle semblait très âgée...
Le convalescent ne put dissimuler son sourire.
Jamais l’obscurité n’est plus forte, plus dense, qu’en pleine
lumière.