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Elle n’ouvre pas les yeux, pas tout de suite, sachant qu’autour d’elle n’existe plus que la
mer.
Elle pourrait avancer en marchant sur l'eau, inutile, elle sait que cette fois ce ne sera pas un cheval qui l'emmènera vers sa destination mais un animal venant du lointain. Le temps ne compte plus, l’impatience n’a pas sa place ici. Au cœur de l’océan existe une île, ultime émergence d’un monde recouvert d’un linceul aquatique.
Un souvenir, rêve d’avant. La vision du présent, le coin de l’avenir soulevé par ses pensées indiscrètes. Caprice délirant auraient dit les adultes, pantins dont son esprit manipulait les fils pour se distraire.
La réalité, bientôt, très bientôt.
L’eau est douce, elle est bien, confiante, avec une amie qui l’observe, caresse ses jambes, crée pour l’amuser une tempête autour d’elle.
Pourquoi rester les yeux clos ?
L’immensité ne l'effraie pas, la vague immense qui la soulève pour la faire glisser sur son dos comme sur un toboggan pas davantage ni le tourbillon qui l’entraîne sous la surface. Son rire vole sur les flots, résonne dans l’univers et le temps.
Rien sur l’horizon, la courbure de la terre est trop forte, ses yeux trop faibles, qu'importe. Elle peut se croire dans le ciel tant il a rejoint l’océan, le soleil seul permet de s’y retrouver. S’y ou se retrouver ?
Sans la voir elle sait qu’une présence vient vers elle. Qu’elle est là, forme oblongue qu’elle distingue dans l’eau limpide. Un dauphin ! Reconnu, l’animal se dresse hors de l’eau en secouant la tête et l’appelant de sa voix aiguë puis retombe dans une gerbe d’eau qui l’éclabousse avant de revenir contre ses jambes, douceur d’une peau tiède et amicale. Elle le caresse, il se met sur le côté pour sortir une nageoire et l’agiter hors de l’eau. Elle la lui serre en signe d’amitié, lui caresse le ventre, il apprécie, s’éloigne, prend son élan avant de bondir par-dessus l’enfant. Il recommence alors qu’au passage elle lève les bras pour qu’il passe entre eux. Il la bouscule, passe sous elle pour la sortir de l’eau et la laisse retomber pour recommencer. Ils jouent ainsi un long moment sous l’œil attendri de la mer.
Le jeu est fini, il s'approche tranquillement, changement de monture, celle-ci est idéale pour l’univers marin, un requin aurait pu convenir mais peut-être son instinct eut-il été plus difficile à contrôler. Elle s’accroche à l’aileron sachant que rien ne la désarçonnera.
Le cétacé accélère lentement, fait quelque tour afin qu’elle dise adieu à ce monde à la surface duquel elle vécut si peu de temps.
Surface lisse, vide, miroir renvoyant le sourire du néant. Il s’enfonce. Elle a de l’eau jusqu’à la poitrine, au menton, quand elle en a jusqu’à la bouche une petite angoisse l’envahit malgré elle qui disparaît quand la surface se referme au-dessus de sa tête. Elle agite la main pour dire adieu au soleil, le dauphin descend encore.
L'eau ne la gêne pas malgré la vitesse, respirant normalement. Elle découvre un univers extraordinaire aux habitants aussi nombreux et différents que ceux qu’elle connut en haut, aussi curieux de cette forme rose qu’ils découvrent assise sur un animal qu’ils considèrent comme un ami. La plupart regardent les yeux de l’enfant comme une mer si pure qu’elle leur est inaccessible. Ils la regardent et peut-être prennent-ils le temps de rêver eux aussi. Elle voit toutes sortes de formes, minuscules ou colossales. D’immenses passent près d’elle, chantant dans sa tête par le souvenir qu’elle garde de ce son étrange qu’elle appréciait d’écouter, en un autre temps, sur un autre monde.
Les requins ? Formes fuselées, prédateurs parfois de dauphins. Regards fixes, étonnés, gueules immenses garnies de dents acérées, cette fois l’instinct se met de côté, seule persiste un trouble qu’ils admettent sans besoin de la comprendre. Ils tournent autour d’elle répondant à un ordre qu’ils n’entendent pas mais qui est bien dans leurs esprits. Mélange de couleurs, de formes, certaines bien bizarres, étonnantes mais toujours agréables à regarder. Elle ne tend pas la main pour les toucher de peur de les effrayer, la tentation est là pourtant, pour la beauté du geste, pour leur montrer qu’elle ne les craint pas, que la violence peut être mise de côté.
Par analogie elle a un regret, au cours de son périple elle n’a pas croisé de loup, elle aurait aimé en prendre un dans ses bras, sentir son pelage, sa chaleur, son odeur ; hurler avec eux à la lune. Un beau loup noir aux yeux de braises, dormir contre lui, vivre avec lui dans sa tanière, chasser, se nourrir, retrouver l’animalité.
Ayant le choix aurait-elle été prédateur ou gibier ? Par le cœur le second l’attire, par l’esprit c’est le premier. Être agissant, attaquant, celui qui cherche, pas celui qui fuit.
Tuer pour perpétuer la vie non la détruire comme ces singes sans poil dont elle se souvient difficilement.
La surface est loin, la pression devrait être fantastique mais elle se sent comme à l’air libre, sereine, contemplant un monde où pourtant la lumière ne pénètre pas. Celle de son regard suffit.
Elle se baisse, passe les bras autour du corps du dauphin qui accélère bien plus qu’il le pourrait… La réalité ? Mais qu’est-ce que c’est ?
Une ombre devant elle, forme gigantesque ressemblant un peu à une araignée aux pattes démesurées, un préjugé favorable donc en sa faveur pour cet habitant des profondeurs, elle adore les araignées, n’allait-elle pas jusqu’à en laisser courir sur elle ?
Ça chatouille !
Avec cette créature, pas question, elle ne tiendrait pas dans sa main. Une pieuvre géante, le kraken des légendes. Elle se souvient de gravures anciennes montrant des bateaux mis en pièces par des tentacules immenses sortant de l’eau, des témoignages de marins ayant eu à subir ce monstre, parvenant à lui échapper, découpant même à coup de hache une partie d’un de ces bras formidables. Non, elle ne le craint pas plus que les squales, pas plus que n’importe quelle invention de la nature. Elle regarde les yeux ronds l’observant, le bec de perroquet, la curiosité de ce cerveau qu’elle sait supérieur parmi les habitants des océans. Le céphalopode s’interroge, il connait le dauphin, l'animal sur son dos ne lui dit rien, curieuse créature. Au moins n’a-t-il pas d’idée préconçue sur ce qui peut exister ou non. Il accepte ce qu’il voit, intègre la forme de l’enfant dans sa mémoire, si profondément que ses descendants la conserveront et seront tentés de chercher à la surface une ressemblance avec ces créatures qui y voyagent sur de bizarres constructions.
Il est le pendant marin du saurien géant qu’elle croisa sur terre, du reptile volant qui l’agressa. Elle sourit, tend la main, serre l’extrémité d’un tentacule, mais le dauphin veut continuer son voyage et aucun autre habitant des fonds océaniques ne peut le suivre.
Le fond approche, les traces de vie se raréfient, difficiles à qualifier tant elles combinent le végétal et le minéral.
Il change, se creuse, sa surface est à l’image de la terre, vallonné, montagneuse. L’équipage suit une chaîne immense dans l’éclat bleuté d’un lumière dont l’origine est l'eau elle-même.
Le cétacé survole un canyon, évite un pic, traverse une vallée, arrive sur un plateau parsemé de formes curieuses. Une forêt de pierre.
Des colonnes immenses à demi écroulées, des restes de murs, blocs éparpillées, ne tient encore debout qu’un mur comme pour donner l’échelle de ce défi que les hommes lancèrent au temps. Ruines, squelette du vain désir humain (?) de surpasser la mort.
Elle survole ces restes qu’aucune vie n’approcha depuis des temps immémoriaux.. L’eau s’assombrit, les ruines changent, ne sont plus celles de constructions de pierres mais d’édifices de verre et d’acier dont les restes dureront moins que les premiers.
Les décors se succèdent, défis inutiles que le temps ronge les uns après les autres, laissant un océan de poussière dans le sablier de l’éternité. Quelle espèce folle érigea-t-elle cela, voulant faire plus fort, plus haut, n'érigeant que des tombes condamnées à s’effriter pour la rejoindre dans l’absence. Quels désirs délirants de vouloir dominer la nature, atteindre le ciel, posséder l’univers ?
De cette façon !
A se confronter à une force supérieure à soi on ne trouve que la défaite alors qu’un autre moyen existe, s’accorder au monde, s’unir à la vie, alors la porte s’ouvre, le temps s’écarte. Elle le sait mais il est trop tard pour partager son secret avec quiconque.
Et pourtant…
Elle baisse les paupières, un nouvel édifice apparaît, rêve fou qui jamais ne fut réalisé. Une porte sur l’univers, restée close. Un instant elle partage le délire de celui qui imagina un édifice qui pour exister aurait eu besoin de tous. Il ne fut donc jamais qu’une illusion.
Elle approche ce désir, ressent ce besoin de rêver. N’est-elle pas un songe s’apprêtant à surgir dans sa réalité ? Elle abandonne ces visions, elle doit tout effacer pour achever son voyage sauf ses propres envies et atteindre leur réalisation, une île qui est le sommet de la montagne qu’elle remonte rapidement comme sachant qu’à nouveau il fallait en finir vite. Il est temps qu’elle surgisse dans son présent et rejoigne celui qui l’attend. Son cœur bat plus vite de son désir d’arriver, de son anxiété qu’elle ne combat pas, à quoi bon, c’est un plaisir de se sentir proche de ce qu’on attendit toute sa vie. Elle veut profiter de chaque sensation, de chaque seconde d’émotion douce ou violente la préparant à l’éternité qui l’attend.
La sortie est proche, cette ouverture que tant cherchèrent, leurs espoirs se noyant. Aucun, jamais, ne sut, ne put, vaincre sa peur d’émerger pour comprendre sa vie, il n’aurait découvert que le vide. Le désir d’exister de ceux qui tentèrent le voyage était faible et eux incapables de maîtriser leur chaos intérieur. Ils n’étaient pas attirés par l’unique force permettant d’émerger mais seulement poussés par une ambition qu’ils ne purent dominer. Tous disparurent dans les profondeurs de leur propre enfer.
Des brouillons !
Son cœur la guide, il sait où aller, comment surmonter les obstacles, la pression des autres voulant lui interdire de battre trop vite de peur du mauvais exemple qu’il donnerait. Ceux qui essayèrent implosèrent dans des poitrines trop étroites, retenus par des esprits craintifs ne voulant pas d’un périple où ils se perdraient. Il est des portes qu’une seule âme peut ouvrir et laisser se refermer à jamais derrière elle.
Un univers entier voulu pour abriter deux âmes s’unissant pour en devenir l’esprit, le cœur et la volonté. Une réalisation de la vie pour, en gagnant une âme, défier l’éternité.
Elle n’a pas peur malgré l’immensité. Attentive, aucune présence immonde ne s’est installée en elle pour la faire douter, qu’elle recule au dernier moment.
La peur est faite de ténèbres où déambulent des formes qui seraient insensibles à sa beauté, qui se jetteraient sur elle pour la dévorer. Elle a vaincu celles qui l’attaquèrent, qui se nourrissent de la terreur qu’elles inspirent pour grandir. Étant plus virulentes l’effroi qu’elles suscitent est plus grand et ainsi de suite, jusqu’à la mort, et encore après ! Elle sut fermer ses oreilles à leurs mensonges, leurs aspects divers, parfois tentateurs n’atteignirent pas ses yeux. Elle sut ne voir qu’en son cœur ce qu’elle cherchait, ce qu’elle voulait, reconnaître son but et n’en plus changer une fois l’expédition commencée.
Le but est proche, elle voit les étoiles, yeux brillants dans un visage de nuit. Sa monture frémit, elle l’embrasse encore une fois avant que leurs chemins ne se séparent.
* * *
Elle émerge dans l’espace, marche dans l’infini. Ses yeux se ferment, l’image grandit, sort d’elle pour s’inscrire sur la toile de l’infini. Une île vers laquelle elle se dirige suivant un chemin de dalles d’argent.
Les arbres sont des reflets, les animaux des souvenirs, elle suit sa voie sans s’occuper de ce qui s’agite près d’elle, s’effaçant après son passage comme la lumière dissous les ténèbres.
Son chemin gravit le sommet de la montagne, un volcan dont la bouche est muette depuis bien longtemps. Elle monte sans regarder autour d’elle ! Que lui importe ces milliards de cyclopes qui la contemple, leurs yeux sont froids, aucune émotion n’est venue les troubler depuis longtemps.
Sa destination est plus importante, le reste est trop vague. Pas un bruit, tout est silence, tranquillité, paix.
Le métal est tiède sous ses pieds nus, s’il devenait incandescent elle supporterait la douleur, sa destination est si proche.
* * *
Un jardin, des millions de fleurs qui se tournant vers elle murmurent son nom "Rêve…Rêve…" Elle sourit ! Tout cela est beau comme la perfection d’un créateur ayant beaucoup cherché, erré, souffert avant de concevoir un décor simple mais sans égal. Elle descend un escalier lui aussi d’argent, les fleurs la suivent, lumineuses, baignant ce jardin de milliers de couleurs, la peuplant de parfums se posant sur elle. Un domine, puissant, la faisant trembler alors qu’elle foule une herbe tendre comme la réalisation d’un espoir longtemps chéri en secret.
Une construction étrange au cœur de ce jardin, elle ne parvient pas à définir sa forme exacte, allongée, cubique, aux murs lisses ou compliqués comme une incertitude.
Les fleurs longeant ce sentier sont de plus en plus rouge comme si cette couleur les gagnait une à une, un rouge vif, violent. L’odeur entêtante se fait plus présente aussi.
Elle s’arrête brusquement, se retourne, on l’a appelée ?
Non ! Elle est seule dans un jardin immense aux fleurs écarlates. Toutes ! Cette teinte a tout envahie. Elle repart, si proche enfin. Cette bâtisse dont elle ne voit plus que la porte. Bizarre en vérité, à l’éclat plus froid que l’argent. Un côté se courbant vers l’autre pour le rejoindre en un angle aigu comme une pointe. La poignée perpendiculaire à la porte. Alors qu’elle s’en saisit un malaise l’envahit, brutal, les voix reprennent derrière elle, plus question de se retourner, de perdre encore du temps…
Elle pousse violemment !
Une vive douleur manque la faire hurler, elle se domine, entre dans un couloir sans lumière et claque la porte derrière elle.
Étouffé il lui semble entendre un NON ! crié par des milliers de voix.
Un vertige, elle avance pourtant… Ne vient-elle pas d’entendre les échos d’un objet métallique heurtant une surface dure se répercutant comme s’ils fuyaient dans son dos ?
Elle est proche du but maintenant, si proche, si… Elle persiste.
Il est là, il l’attend !
Dernier regard sur son passé. Des ombres derrière une porte, entendre des cris, on la héle, on la supplie… Il est trop tard, son chemin est à sens unique, unique. Elle avance, le reste ne doit plus, ne peut plus compter.
Là-bas, une clarté ! Quelques pas encore, ils sont faciles maintenant.
Une pièce circulaire, nue à l’exception en son centre d’un catafalque.
Un corps y est étendu, vêtu de blanc, les cheveux rabattus sur le visage comme un voile, les mains posées l’une sur l’autre sur la poitrine, légèrement sur la gauche.
Cette silhouette lui rappelle quelqu’un, c’est si loin, ailleurs, nulle part peut-être sinon en cauchemar.
Face à ce corps elle s’arrête…
Aucun cri ne sort de sa bouche, les cheveux s’écartent de part et d’autre du visage. Le rideau se lève, la mort entre en scène.
Elle recule devant cette face décharnée, ces orbites vides, cette bouche sans lèvres qui rit, elle frissonne, il fait froid subitement, si froid. Elle se détourne, ferme les yeux, avance bras tendus prête à hurler d’un cri qui la détruira si elle doit rester seule longtemps.
Quel silence… Son cœur est-il si faible désormais, si loin, si…
Brusquement il accélère, elle gémit, il est là.
Il l’attendait, incapable de venir vers elle, l’appelant de toutes ses forces. Se peut-il qu’elle ait cessé de l’entendre. Elle l’a cru, le temps d’un souffle. Il est là. Elle se jette dans ses bras, s'y blottit.
Que rajouter, ses larmes expriment tout, qu’il ne desserre jamais ses bras et continu à embrasser son visage en lui disant qu’il l’aime, qu’elle est tout pour lui. Les mots dans sa bouche, sont magiques, vivants, ils coulent en elle, la réchauffent. Elle n’a plus froid, l’illusion est vaincue. Il l’emmène, loin, par delà l’éternité !
La vie et le temps sourient en les voyants, la mort même s’oublie.
Elle se serre fort contre lui. Il la tient d’un bras autour d’elle pour passer une main sur son front, un doigt sur ses joues, ses lèvres, caresses humides du bonheur d’être près de lui.
Elle approche sa bouche de son oreille, elle a un mot à murmurer, un seul. Elle parlera plus tard, sans s’arrêter, plus tard.
* * *
Il est des murmures que chacun peut entendre et ne plus jamais oublier s’il n’a pas de peur en lui. Elle a atteint ce qu’elle voulait depuis toujours et ne le quittera plus désormais.
Terme d’un chemin, conclusion d’un rêve commencé dans un cri s’achevant dans un murmure qui est le début d’un autre. La clé de l’éternité en un murmure dans la bouche d’une enfant : "Amour…