13
Ni juge, ni bourreau, seulement l’amie de tous.
Sa monture, agacée par les bestioles qui lui grimpent dessus a du mal à les supporter, pas question pourtant qu’elle fasse preuve de violence. Elle accélère brusquement pour les faire tomber, se décrocher de sa crinière ou des bras de sa cavalière qui se tendent en un réflexe inutile pour s’accrocher au pommeau de sa selle comme elle bondit au-dessus d’un taillis. Un moment elle craint que l'enfant ne lui en veuille mais il ne pouvait faire autrement.
Que quelques animaux soient tombés n’empêche pas les autres d’être attirés par cette enfant, ils évitent seulement cette bête noire qui devient la leur, et bien contente de l’être.
Calme qui… Subitement ses amis s’affolent et s’enfuient vers les plus hautes branches. Elle reste stupéfaite, cette réaction répond à un motif impérieux, la proximité d’un danger assez grand pour que tous l’abandonnent. L’instinct de survie l'emporte sur l’amitié.
Rien n’est contre elle dans cet univers et pourtant qui sait quel aspect le néant peut prendre pour l’entraîner et interrompre son voyage ? Elle ne voit rien mais devine une terrifiante présence proche. Sa monture se secoue, elle sait. Toutes deux se raidissent comme un prodigieux hurlement fait vibrer les arbres aux sommets desquels les fuyards tremblent, comme il se doit lorsque vient le Roi Tyran. Le sol vibre, l’être qui s’approche est immense pour produire cet effet. Une silhouette haute, puissante, écartant les arbres, une forme venant vers elle qui ne la redoute pas, la connaissant déjà.
Son calme se transmet à son coursier. Le reptile géant apparaît entre les arbres, énorme, gueule démesurée aux crocs comme des sabres, deux yeux fureteurs de prédateurs, tendus vers le gibier qui passerait à proximité. Le corps suit, prodigieux, pattes arrières gigantesque, membres antérieurs ridiculement petits, la queue battant l’air pour maintenir son équilibre. Le saurien observe cette créature rosâtre, l’animal noir sur lequel elle se trouve. Bizarre équipage s’introduisant dans son domaine, jamais il n’en vit d’identique, jamais... Il sait qu’à la course il ne les rejoindrait pas et s’étonne qu’ils l’attendent, signe qu’ils ne le craignent pas, cela ne peut signifier qu’une chose, ils disposent d’un moyen de défense inconnu de lui. Il avance lentement, circonspect, observant autour de lui, il se sait le plus puissant des prédateurs mais la nouveauté l’intrigue. L’enfant l'observe, yeux clairs ne cillant pas, emplis d’un sentiment qu’il découvre, d’ordinaire les regards qu’il croise s’emplissent de terreur, pas cette fois, c’est un calme intrigant qu’il découvre. Il penche la tête, renifle, encore une nouveauté, il en oublie l'envie de mordre, son instinct s'efface, lui aussi aspire à une récréation. La petite chose lève une patte, il domine son envie de reculer et la pression de l’extrémité de cette patte l’étonne. Deux êtres que le temps avaient séparés se rejoignent dans l’univers du merveilleux. Il les laisse faire et l’enfant caresse ces écailles rêches, ces naseaux humides, résiste à l’haleine d’une gueule d’ordinaire prompte à dévorer sans se laver les crocs ensuite. Il remue la tête mais ne recule pas, ce contact lui procure une sensation inédite. Il ne s’en lasse pas, elle non plus, mieux, elle colle sa joue contre celle d’un animal pouvant l’engloutir d’une bouchée.
Animalité et enfance se mêlent, la première s'oublie quand la seconde se découvre. Elle dit au reptile qu’il est beau, fort, qu’elle aurait voulu monter sur son dos pour découvrir son monde à lui. Sa monture souffle en remuant la tête pour signifier son désaccord, elle sourit, reprend pour lui dire qu’il est gentil malgré son appétit, qu’elle s'amuserait de le voir dans un autre monde peuplé de créatures qu’il aurait dévoré à plaisir, leur croquant, en connaisseur, la tête. Il manifeste sa satisfaction discrètement, son sourire étant trop riche en dents longues et pointues.
Pourtant la nature ne rester muette longtemps, il a fait connaissance avec la beauté, la douceur, sensations qui le dominant causeraient sa perte. Sa vitalité est plus forte, il doit vivre, et tuer pour cela.
Il recule, se redresse, hurle vers le ciel un défi qu’il comprend mal, regarde l’enfant avec un éclat de fureur renaissante qu’il ne peut diriger vers elle. Il se détourne et s’enfuit, reprenant le cours de son existence. Il accélère, malheur à la première proie qui croisera son chemin, elle finira mal, mais vite. Il fuit comme il le fit déjà une fois, devant le feu, prédateur plus implacable que lui devant lequel tous courent sans être lâche pour autant. La vie se préserve.
Elle le comprend, elle a triomphé du dragon, non d’un coup de lance mais avec douceur, arme atteignant le cœur sans tuer, au contraire !
Les obstacles les plus difficiles à franchir ne sont pas les plus hauts, il en est d’anodins présentant de grandes difficultés. On redoute ceux qui semblent les pires pour se précipiter dans les plus dangereux. Le temps de le comprendre il est trop tard.
Elle se laisse emporter, observant un décor changeant de nouveau. Le sol est différent, spongieux puis marécageux, son cheval ne ralentit pas, il connaît son chemin, sautant parfois pour rester en contact avec lui. L’eau ne présente pas plus de difficulté pour lui que le sol dur. Elle observe les remous causés par les sabots effleurant l’eau, cercles concentriques se perdant derrière eux.
Le marais est plein de vie, sous la surface des milliers d’yeux curieux les regardent passer, spectateurs d’un monde qu’ils n’imaginaient pas et cependant si proche.
Elle sait où elle se trouve, le delta d’un fleuve alors qu’ils ne virent aucun cours d’eau jusque là. Le terme du voyage s’approche. Ne devait-il pas continuer encore et encore ?
La mer lui fait face, le cheval se met au trot pour suivre la plage, le temps se contracte. Elle n’ira pas plus loin sans un véhicule différent. Elle imagine un navire immense, en bois, à la charpente comme un squelette, un corps qu’elle explorerait à loisir. Elle voit les mats, la dunette où elle s’installerait, regardant les marins réalisant les manœuvres, amenant ou hissant les voiles sans jamais se tromper, se livrant parfois à des taches mystérieuses pour elle. Le vent pousserait l’embarcation et ferait de sa chevelure les couleurs du vaisseau. Elle la devine atteignant l’horizon où la mer rejoint le ciel pour y poursuivre sa route et s’éloigner de la Terre, s’enfonçant dans l’univers comme sur un océan inconnu. Étoiles phares, planètes îles, des formes étranges s’approcheraient pour l’admirer elle. Les galaxies ne pourraient-elles abriter des formes de vies nouvelles et cosmiques, de nouvelles amies pour l’enfant lui racontant de nouvelles merveilles elles qui existeraient depuis l’aube des temps.
Que de mystères à solutionner, de prodiges à admirer.
Si elle pouvait…
La mer est déserte, l’horizon reste vide. Il faut qu’elle mette pied à terre pour que des voiles, noires, apparaissent, l’infini l'attend. Elle n’y sera pas seule avec l’équipage. Un capitaine l'attend, avec lui elle embarquera pour un voyage sans fin.
Son cheval avance comme à regret, tête basse, bientôt ils devront se séparer. Fabuleuse monture qui sut l’amener jusqu’ici, quelque pas encore, c’est la fin du voyage.
Lui aussi souhaite que tout se passe rapidement. Séparation difficile mais indispensable. Elle descend, fait quelque pas et se retourne pour le regarder. Pour la première fois ils se font face, chacun lisant dans les yeux de son ami ce qu’il éprouve. Il frotte sa tête contre celle de l’enfant, recule ensuite brusquement, se dresse, agite sa crinière en signe d’adieu et s’en va plus vite qu’elle le vit jamais aller. Une flèche de nuit suivant le trajet qu’ils firent ensemble.
Elle ne l’oubliera jamais, sait qu’il pensera à elle et n’acceptera plus jamais d’autre cavalière, fut-elle aussi belle et solitaire.
Qu’attend-elle ? Qu’un serpent de mer au cou immense émerge, nouvelle monture prodigieuse, qu’un oiseau géant surgisse du ciel. Elle ne voit aucune trace de vie, elle est totalement seule.
Pourquoi pas une île flottante ?
Ou un éclair au chocolat ?
La mer va-t-elle geler pour lui permettre de marcher sur elle. A pied elle n’irait pas loin.
Plutôt que de rester à attendre elle avance, s’imaginant accéder à un port vide, cherchant un navire prêt d'appareiller, allant jusqu’au bout de la jetée la plus longue, s'assoyant pour attendre.
Elle marche, seule, une sensation venant de loin, d’une autre vie, d’un autre temps, futur ou passé, dont elle serait l’unique souvenir. Va-t-elle continuer sans arriver quelque part ? Elle sait que non et pourtant le doute a des serres acérées égratignant son âme.
L’océan est-il né de ses larmes ? Doit-elle plonger au cœur de ses souffrances ?
Tout a un sens dans ce monde mais elle doit comprendre seule. Point de draps sous lesquels se dissimuler en étouffant ses sanglots.
Cette mer est celle de ses espoirs, cette terre celle de ses regrets, elle a plus pleuré pour les premiers attendant qu’ils se réalisent que sur les seconds qu’elle voulut oublier. La suite, oublier ses peines, traverser les flots de ses envies pour atteindre le lieu où en-fin...
Une destination : l’immensité ! Quitter le monde concret, croire si fort en ses rêves, qu’ils se réaliseront. Sa seule chance. La falaise devant elle est sa peur de continuer. Elle en a fait la première partie, quelque part en elle rôde le désir de reculer. Cette muraille est en elle, là-bas ses désirs l’attendent, la réalité ne compte plus, elle en a atteint l’extrémité après avoir tout vu, tout connu. Sa route continue ailleurs.
Elle baisse les paupières, rideau sur ses souvenirs. Aucun regard dans son dos pour la retenir ou la pousser, elle seule décide !
Difficile ! Ses yeux la brûlent, trop de déceptions connues dans une vie si courte. Elle pleure pour chasser ses ultimes peurs d’être déçue une fois de trop, exsuder ses dernières douleurs par les yeux.
Ses larmes roulent sur son visage, tombent sur le sol pour rejoindre les vagues. Le vide est tout près. La mer vient à sa rencontre. Elle va pénétrer dans l’eau de ses rêves pour continuer son voyage.
Quelques pas encore, elle a atteint le vide sans chuter, elle a réussi.
Si elle pleure encore c’est de savoir que nulle force au monde ne peut plus l’empêcher de rejoindre celui qu’elle attend.
* * *
Le brouillard est toujours présent. Elle reconnaît mal ce rêve étrange à l’allure de réel mais c’est le moyen d’atteindre son univers. Elle reconnaît sa chambre, sa salle de bain, agit sans y prêter attention. La cuisine, la fenêtre derrière laquelle l’attend un minuscule être couvert de plume qui s’envole comme s’il ne la reconnaissait pas.
Elle sourit, agréable de réaliser que le rêve se modifie ! Elle dépose les miettes, referme la fenêtre et sait en s’éloignant qu’il hésite mais viendra, l’appétit est le plus fort.
Elle suit son rêve, le connaît par cœur comme s’il était la
réalité.
Elle est comme d’habitude !
Certaines sensations sont trop fortes pour être exprimées clairement et usent de moyens détournés pour se faire comprendre à ceux qui préfèrent regarder ailleurs. L’apparence est respectée, le reste…
L’agitation s’est installée à l’école, ses semblables parlent comme si un fait nouveau s’était produit. Le rêve va-t-il encore se modifier ?
La directrice n’est pas là. Ceci a-t-il un lien avec cela ? Un garçon s'approche. Elle le regarde, il s’arrête, ne comprend pas ce vertige, ces yeux immenses, l’abîme au fond duquel une force moqueuse l’invite. Ce regard devant lui brille de cruauté comme sa peur augmente. Il voulait se moquer, affirmait ne pas la craindre… le vide qu’il distingue est celui de sa stupidité au fond duquel luit la peur qu’il refusait d’afficher comme les débiles se prenant pour des héros s’ils n’ont peur de peur et ne sont émus par rien.
Rien le parfait synonyme de normalité !
Tant pis pour le pari, il n’embrassera pas cette enfant trop belle. Il y en a d’autres, moins jolies mais accessibles. Il est bon d’apprendre tôt à se contenter de ce que l’on mérite.
Elle sait ce qu’il voulait, personne ne la touchera, fusse dans un rêve, un seul être la prendra dans ses bras, l’embrassera comme on doit le faire à une enfant. Elle acceptera ces gestes, ces mots que personne ne lui prodigua. Tant pis pour eux, tous.
Rêver distrait, continuer, que le réveil soit sur l’univers qui l’attend.
La classe, sa place, dehors les grandes personnes discutent, elle devine ce qu’elles se disent, c’est la première fois que la directrice est absente, elle n’a pas téléphoné pour prévenir, pas son genre, pas du tout. Les gosses sont intenables, sauf elle, pressentant une mauvaise nouvelle comme les animaux anticipent le séisme à venir.
Pas de réponse au téléphone, que faire ? Elle habite tout près, pourquoi ne pas aller voir, il a pu lui arriver quelque chose. S’ils pouvaient ne rien faire ils seraient ravis mais les circonstances rendent cela difficile.
Les enfants n’entendent pas, ils refuseraient de leur ressembler !
Si peu grandissent, la plupart vieillissent ou pourrissent directement histoire de gagner du temps.
Vieillir ? Elle sourit de ce mot, se voit âgée, parler à ses cheveux gris ayant déjà l’odeur de la mort, leur racontant l’histoire de son enfance, recommençant encore et encore, s’arrêtant pour vérifier si on l’écoute et répéter. Depuis quand parle-t-elle ainsi, est-ce cela l’éternité ? Boucle sans fin, manège… L’image disparaît, que vint-elle faire, les rêves se mélangent !
À quoi pensait-elle ? Une ombre, un visage ridé, c’est si loin.
Les adultes observent les enfants, une en particulier. La directrice s'inquiétait pour
elle. On verra plus tard, attendons. On parle d’elle, ça l’amuse, son calme étonne, comportement habituel, effacé ; de son intelligence, on papote pour attendre des nouvelles...
... Ou rêve ? - 14