... Ou rêve ? - 04
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Combien de rêves meurent-ils dans les bras d’une implacable réalité ?
La malédiction des pharaons est infondée mais que ressentirait cette femme pour ceux qui l’arrachèrent à son silence pour la jeter sous les yeux de spectateurs extashorrifiés ? L’enfant du présent traversait les siècles pour comprendre les espoirs d’une sœur du passé, partageant sa déception et sa rancœur.
Assise elle laisse les autres discourir et s’alimenter d’une terreur gratuite comme pour éprouver la valeur d’une mort dont la plupart connaissent le mot sans en ressentir le sens. Mais tant de grandes personnes sont ainsi, tant !
Devant-elle le tableau noir grandit, grandit. Elle ne bouge pas, ne manifeste rien de ce qu’elle ressent. Un rêve ! Mais si vivre c’est faire l’automate sur la musique des autres elle préfère rêver.
Le tableau l’aspire dans le vertige d’un appel par la bouche du néant.
Une femme la regarde tendrement et lui tend la main. Elle glisse la sienne et la froideur du contact la surprend sans lui déplaire. Elle se laisse entraîner dans un couloir aux murs de pierres pour visiter un temple colossal, produit d’une époque disparue. Elle voit des statues de dieux oubliés s’animer, se pencher et lui raconter des histoires magnifiques situées en des mondes et des temps où le pensable est possible. Elle les écoute émerveillée avant d’assister à des spectacles sortis d’imaginations d’êtres croyant que leurs rêves peuvent devenir réalité, n’ayant pas appris, à tort, que c’est le contraire.
A redouter de croire en ses rêves on incarne ses cauchemars !
Le soleil lui parle, tisse autour d’elle une robe de lumière, la réchauffe doucement avant de retourner dans l’espace y poursuivre sa course et entraîner la Terre. Les images se succèdent, elle les contemple sans chercher à comprendre, ouvrant son âme aux sensations reçues. Ailleurs, loin, heureuse.
La fin vient toujours, la jeune femme qui l’entraînait la ramène à son point de départ. S’est-il écoulé des millénaires ou quelques minutes ? Le temps prend des dimensions curieuses mais ne peut s’arrêter. Elle voulut tenir encore cette main si douce, glacée comme l’inéluctable. Elle se sentit reculer, vit les doigts lui faire un signe d’adieu, dans les yeux de cette femme des larmes brillent, derniers souvenirs d’une rencontre qui dura quelques siècles et quelques secondes.
Le temps la récupère, la réalité l’attend, celle des autres, le tableau comme un œil magique se referme. Une forme derrière une porte, une femme, réelle, s’interrogeant sur une enfant dont le regard se perdait en des ailleurs inaccessibles.
Pas un regard, ses iris plongent dans le vague à la poursuite de fantômes introuvables. Dans un musée une jeune femme dort depuis deux millénaires, elle seule pourtant partage l’émotion qu’une enfant du présent ressent sans pouvoir en parler à quiconque.
Délire ? Pour ceux dont les pensées s’arrêtent à ce que leurs yeux distinguent il est des voyages dont le retour seul est dangereux.
Billet nominatif en forme de pierre tombale !
Envoyer ses pensées par-dessus le mur de la banalité, rares sont les esprits capables de ressentir sans comprendre, sans vouloir tout réduire aux dimensions de leur intelligence, qui savent mettre de côté les fourches caudines de la raison.
Un tableau noir devint une porte, pour celui-ci ce serait une toile et les pinceaux des tours de clés, pour celui-là c’est une feuille blanche et ses doigts courant sur le clavier d’une machine lisent au travers du superficiel l’évidence d’une réalité effrayante de proximité. Les livres ne lui permirent pas de comprendre, tant, à peine commencés, finirent dans un coin, rejetés par une déception implacable. Elle se pencha sur la feuille, chercha ses mots mais se découvrit inapte à traduire ce qu’elle ressentait. Termes fades, pensées inutiles, phrases vaines. Autant tout conserver en soi. Bien des tentatives furent faites, elle le sait, pour révéler les visions d’esprits réceptifs, elle sait qu’aucune n’aurait la force d'arracher le masque et dévoiler la face nue d’une vérité souriante de se savoir incompréhensible.
Incompréhensible... De quoi la taxerait-on si elle avouait ses envies ?
Elle baisse la tête, comment regarder sa propre vie ? Une sensation violente comme un fleuve libéré, distend son esprit aux limites du supportable. L’abîme est proche, elle redoute de s’y laisser entraîner. Pourquoi craindre, pourquoi résister, le plus simple serait de se laisser emporter. Qu’importe si c’est dans le vide puisque aucune autre fuite ne paraît permise. Si elle était certaine d’y être avec…
Calmée elle se redresse, comme si parmi les ombres de la classe une supplémentaire venait de surgir, ne regardant qu’elle. Sensation d’une présence sur sa poitrine. Elle serre les bras, caresse le vide.
Que pense de ce comportement la curiosité derrière la vitre ?
Les élèves rentrent, murmurent des commentaires à leur image. A la récréation les jeux inspirés du triple crime sont nombreux. Les enfants aiment mimer la souffrance et la mort, au jour d’avoir à les affronter ils auront oubliés leurs jeux. La réalité sera différente, pire !
Quand la directrice l’interpelle elle sursaute.
- Tu n’as pas peur, un assassin peut s’en prendre même à une enfant.
- Pourquoi un ?
- Un… Tu as raison, l’habitude, on imagine mal une femme seule tuant trois hommes.
- Pourquoi seule ?
- Tu as encore raison, pourquoi pas, comment savoir ?
- Facile d'en parler puisque nous ne savons rien, conjectures divertissantes, et rassurantes pour l’esprit, rien de plus.
- C’est une façon bien intelligente de voir les choses.
- Cela vous étonne ?
- Pas venant de toi. Il n’empêche que cela ne paraît pas t’inquiéter.
- L’angoisse n’apporte rien. Si l’assassin veut s’en prendre à moi il le fera où que je sois, pourquoi, voilà la question, je n'ai pas de réponse, de là je considère inutile d’être inquiète, logique.
- Logique, c'est le mot juste. Tu pourrais être impressionnée.
- La mort fait partie du quotidien, les cadavres s’amoncellent sur le petit écran. Le crime est mis en scène, valorisé.
- C’est un point de vue d’une grande lucidité.
La directrice recula, incapable de trouver plus à dire à une enfant faisant preuve d’une telle maîtrise de soi.
En apparence ! Elle en était sûre, derrière, l’enfance vraie se terrait.
Curieux comportement que celui de cette femme, considérant cette gamine comme un défi, un mur à percer. Pour son bien, les pires infamies sont commises par altruisme. Elle s’éloigna, observant la petite fille, devinant des pensées fascinantes, ne comprenant pas bien le pourquoi réel de son action. Du reste faut-il savoir pourquoi l’on fait quelque chose, peut-on toujours trouver une réponse ?
Est-ce souhaitable ? Devant un miroir, s’interrogeant pour deviner ses motivations, qu’aurait-elle vu sinon une femme sans enfant ayant vécu pour se trouver en classe, qui rêva longtemps d’une fille idéale, unissant beauté et intelligence et qui, la rencontrant née d’une autre admettait mal d’être seulement spectatrice.
On a vu des peintres ratés lacérer les toiles des maîtres qu’ils jalousaient de posséder un talent dont ils rêvaient avant de constater leur insuffisance.
Lui jettera la pierre qui aura sur lui un regard parfaitement lucide, le genre qui n’existe pas.
Heureusement !
Elle referma derrière elle la porte de son bureau, contint l’envie de se coller à nouveau derrière la vitre, sachant qu’elle se ferait remarquer. Non, elle s’assit derrière son bureau et laissa voguer ses réflexions autour d’une enfant inclassable, à réduire en ces comportements qu’affichaient les autres. Et la peur montant en elle dépassait largement ce qu’elle pouvait supporter. Au fond, et cela elle ne pourrait jamais le comprendre ou l’admettre, cette petite fille la terrorisait. Quelle adulte deviendrait-elle plus tard dans ce monde normalisateur ? Ainsi leurs esprits suivirent-ils, sans le savoir, des réflexions similaires sur le destin et ce que demain peut réserver, sur ce qui est bon, ce qui ne l’est pas. Comment une vie ratée se satisfait-elle d’une existence terne construite entre les lambeaux de rêves morts, les décombres d’illusions qui ne trouvèrent pas matière à se réaliser ? Quels rêves cette petite fille pourrait-elle réaliser et le monde le supporterait-il ? Bientôt elle la sentira porteuse d’une mission maléfique tout en étant elle-même dépositaire d’une croisade vitale pour l’avenir. Ainsi est la descente aux enfers d’un esprit qui n’a plus de raison pour tenter de surnager dans un quotidien rappelant continuellement les erreurs passées, et les incapacités restantes.
Deux regards se levèrent vers le ciel au travers d’un plafond de béton, y cherchant des solutions, des explications.
S’affrontant déjà, une promesse contre une menace !
Comment s’adresser à une intelligence que l’on sent supérieure à soi, comment échapper à la limpidité d’un regard ne laissant rien dans l’ombre. Quand une grande personne s’approche d’une enfant c’est qu’elle cherche son propre passé, le reconstruit, l’idéalise et ne le comprend pas. Faisceau complexe de motivations parfois contradictoires mais l’âme humaine est ainsi faite que digne de ce nom elle croît dans la multiplicité. L’enfant pensait cela, sur son dos pesait tant d’attention qu’elle y prenait plaisir finalement.
Comment comprendre une enfant si différente quand on est soi-même si quelconque ? Entre elles il y a autant de chances de compréhension qu’entre le feu et l’eau. Quel élément est-elle ? L’enfant ne serait-elle pas les deux à la fois, et elle-même aucun ?
Sa place pourrait être ailleurs, dans un centre où elle aurait affaire avec des enfants lui ressemblant, des surdoués comme on dit. Mais non, elle ne manifeste aucun désir de ce genre bien qu’il soit visible qu’elle n’a rien à faire avec des gosses à l’intellect limité. Elle est au-delà d’eux, non seulement capable d’aller plus vite mais plus loin. Un surdoué atteint rapidement la normale et s’arrête, peu osent continuer.
Deux sorties sont possibles ! Elle le sait puisque aller vers les autres est impensable, impliquant une mutilation mentale équivalente à un suicide. La volonté et le désir ne suffisent pas. Elle se redresse, s’appuie contre le dossier de sa chaise. Le chemin continu et elle ne dispose pas du moyen d’en prendre un autre.
Un autre chemin non, une autre solution, ça…
Étrange opposition pour un seul but : comprendre l’être dans l’enfant. Un but avec des intentions divergentes.
Triste bureau, si gorgé de banalité qu’elle regarde par la fenêtre et sursaute. Les rôles se renversent, à son tour elle est observée par un regard nourrissant sa peur.
Comment dominer une telle clarté ? Par la force elle s’en sait incapable, par le temps, le calcul et l’avantage de l’âge ? Il est là, autant en profiter, il ne durera pas. Se lever, oser l’affrontement ? Non ! Le mieux serait d’oublier cet enfant alors que d’autres auraient besoin de son attention. Comment surmonter une obsession dont on ne se sait pas atteint ?
Le destin est inexorable, peut-être a-t-il un objectif. Qui oserait le comprendre ?
Elle se tourne vers une armoire, feint d’y chercher un document, elle se sait ridicule, des deux c’est elle qui se comporte comme une gamine et cependant elle ne peut résister. Elle se détourne comme si a travers une enfant c’était sa propre enfance lourde de reproche qui lui parlait, l’interrogeait, lui renvoyait l’image d’un présent loin de ses rêves.
Le ciel s’assombrit, déception pour nombre d’enfants désireux d’aller se promener vers les quais, comme ça, pour apercevoir, pour deviner… Encore aurait-il fallu que leurs parents soient d’accords, ce qui se serait vérifiés, non sans feindre quelques réticences.
Que les écluses du ciel s’ouvrent, qu’un linceul liquide recouvre la terre, lui redonne une chance après effacement des errements passés ! Un torrent liquide s’insinuant partout, cherchant mu par une personnalité prédatrice dans chaque appartement, chaque cave ou grenier. Du plus beau des palais au plus triste des taudis, aucune vie ne serait épargnée. Ainsi est la seule égalité possible. Elle le sait, voudrait le leur dire, leur expliquer… Nul n’entendrait ses paroles, une enfant ne peut savoir, ne peut comprendre, qu’elle affiche une figure contraire à ce que la norme souhaite et chacun se détourne d’elle, par peur de comprendre, par ce qu’il ne fut pas, sa nature médiocre au présent.
Le tonnerre est le rire des nues, l’éclair est le hurlement de cieux qui s’amusent de ces humains si fragiles et se croyant si puissant.
L’orage influe sur la nervosité des enfants, excités par les nouvelles ils deviennent intenables, incapable eux-mêmes de se maîtriser. Une demi-heure suffit pour qu’il fasse nuit avec plusieurs heures d’avance. Le temps n’a pas modifié les regards portés vers les hauteurs, l’inquiétude devant le non-maîtrisable perdure. Qu’y a-t-il là haut, quelles puissances dévastatrices autant que bénéfiques, quelle épée de Damoclès menaçant de tomber, promesse de lendemains s’ombrant d’un doute effrayant ceux qui voudraient connaître l’avenir et n’avoir qu’à suivre un chemin balisé par l’évidence.
Percer le plafond du regard, lire dans le ciel les mystères qu’elle sait s’y trouver, découvrir que les nuages dessinent une silhouette qu’elle connaît bien. Elle se voit déjà, marchant sous le déluge, donnant des coups de pieds dans les flaques pour éclater de rire des regards jetés vers elle. S’ils avaient été des enfants, vivants, un jour, ils comprendraient. Oui, qu’il ne cesse de pleuvoir qu’une fois l’ultime vie effacée, sauf elle bien entendu, mais elle se sent si étrangère qu’un autre terme que vie devrait lui être accolé. Sur son arche personne ne monterait, elle resterait seule, défi de la vie voguant sur les flots de l’éternité. Ne pas rire, surtout ne pas rire, ils ne comprendraient pas.
Ils ne comprendront jamais.
Et s’ils comprenaient ce serait pire.
Combien disent qu’elle est triste, trop sérieuse, qu’elle ne sait pas rire ? Faux, elle adore rire, à sa façon, ce qui l’amuse distrairait peu de gens, trop peu pour qu’elle ose se révéler. Elle le fera, quand elle rencontrera celui qui la comprenant représentera ce qu’elle cherche et attend, quand bien même elle se sait incapable de définir l’un et l’autre.
Rire vraiment et n’avoir en écho que des hurlements. Bien des ricanements masquent des gémissements de souffrance. Elle les ressent grouillant comme les vers nourris de terreurs indicibles, quotidien comme un couloir mordu de milliers de portes abritant des âmes effrayées par la lumière, par la lucidité, prenant la raison pour une prison et la liberté pour le plus atroce des enfers.
Oui, elle aime s’amuser, elle apprécie de jouer avec les mots, combien de vacheries pensent-elle en les gardant secrètes pour ne pas blesser, pour éviter de se faire remarquer ?
La sonnerie annonçant la fin de la journée amène un soupir de soulagement en des dizaines de poitrines.
La cour, le portail, quelques pas encore et elle atteindra l’escalier rejoignant le trottoir. Habilement elle évite la main voulant se poser sur son épaule, l’entraînement sans doute !
Si elle sourit ses lèvres ne le trahisse pas.