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Il s’amuse des commentaires, des affirmations, parfois sincères, du devoir, de l’ordre, et
de la protection due à tout un chacun.
Il sourit.
- C'est drôle ?
Diatek regarde Truc ! il n’a pas mémoriser les noms de ses collègues. Il connaît ce visage, la voix le rend impatient de recouvrir le tout.
- Oui, ça ne change rien aux faits et ça me fait du bien.
- Tu es si malin, nos recherches, notre travail, tout cela est vain ?
- A parler sans réfléchir on dit des conneries. Les paroles n’ont pas grand sens, jacter occupe. Que pourrions-nous faire ? Nous attendons la chance, que le tueur cesse et nous serons bien attrapés.
- Nous sommes suspendus à tes lèvres.
- Elles sont assez solides, quoi que finement ourlées, pour cela.
- C’est toi qui dirige l’enquête, nous guettons tes lumières.
Petit bilan, répétons-nous, ça fait du bien. Que savons-nous ? Peu de choses : un agresseur, trois crimes. Folie, dit-on, les victimes n'étant liées que par leur meurtrier. La troisième est intéressante et connaissait l’assassin, elle avait confiance. Nous en sommes là, les témoignages sont confus, contradictoires, comme d’habitude.
- Et c'est distrayant.
- Oui. M'emmerder aiderait l’enquête ?
- Des enfants morts ça n’est pas risible.
- Je ne souriais pas d’eux.
- De nous alors ?
- Pluriel de majesté ?
- De moi ?
- De quelques-uns.
- Merci pour eux.
- Parfait, content ?
- Non !
- Tu sais où tu peux aller ?
- Et puis quoi encore ?
- Ah, alors, si tu en viens…
- Je vais te…
- Pas devant du monde quand même.
- Je…
- Messieurs dois-je vous rappeler que nous avons du travail ? l’entracte est terminé, passons à des discussions sérieuses. Diatek, vous pourriez donnez l’exemple.
- Je grattais ma semelle monsieur le directeur ?
- Je vais te…
- Encore ?
- Suffit, ou sortez régler vos différents, je ne fais pas garde d’enfants.
Approbation muette de l'assistance. La discussion continua jusqu’à ce que chacun aille vaquer, excepter les responsables de l’enquête.
- Diatek retenez-vous, dans notre mécanisme chaque pièce est utile.
- Je sais. Un moment d’égarement qui ne se reproduira plus.
- Parfait, refaisons un survol rapide. Kah ?
- Le commissaire Diatek en a parlé, la chance peut nous aider.
- Je doute qu’il y croit.
- Son désir d’être pris sera notre meilleur allié.
- Vous ne serez pas étonné d’apprendre qu’en haut lieux ces histoires dérangent les préparations du réveillon.
- La solution s'approche. Ce n'est pas une vision mais une sensation quasi physique. Le tueur est allé au bout de ses moyens.
- Puissiez-vous avoir raison, sinon, je me demanderais si vous l'avez.
- Et je m’en poserais davantage encore.
Intérieurement Kah se dit que son supérieur avait un sacré don.
Encore que sacré ne soit pas le terme qui convienne !
L’angoisse étire le temps comme une vibration cherchant à se perdre, aucun diapason n’a trois branches.
Le téléphone les fit sursauter. La technique aime se moquer de qui croit la dominer.
- Oui… parfait... amenez-le. Se retournant vers ses subordonnés le directeur les avertit que le clochard habitué des lieux du premier crime venait d’être retrouvé et qu’il était disposé à dire ce qu’il savait, tout en affirmant qu’il ne savait rien.
Les commissaires opinèrent, était-ce ce qu’ils attendaient. La plume poussant la balance de leur côté. Le policier savait que la piste glacée du tueur menait à une silhouette inclassable alors qu'il croyait sa collection complète. Une pièce de plus, de trop.
Le clochard fut introduit auprès d’eux visiblement intimidé par le décor, le lieu et les regards posés sur lui. Non qu’il n’ait l’habitude de la police, au contraire, mais à un autre échelon. Sûr de n'avoir rien à dire ils seraient contraint de le laisser sortir. Contraint.
L’insecte tremblait sous les regards des entomologistes.
- Je n’ai rien fait, c’est une erreur judiciaire.
- Êtes-vous accusé de quoi que ce soit ?
- Non… Mais vous allez me mettre quelque chose sur le dos.
- Du tout, vous êtes notre invité.
- Où est le buffet ?
- La bouteille qui gonfle ta poche c’est du jus de fruit ?
Le clochard sourit, enfin il retrouvait le ton naturel de la police.
- Vous êtes observateur. C’est pour me tenir chaud.
- L’endroit est chauffé. Votre carburant sera utile plus tard.
- Alors qu’il soit vite plus tard. Je me sens comme une mouche dans un bol de lait.
- Tu parles d’une mouche ; le lait, tu sais ce que c’est ?
- Bien sûr, un liquide mythique, personnellement je n’en ai jamais vu.
- C’est ce qu’on dit.
- Si nous en venions au fait, ce n’est pas que je m’ennuie…
- Entrons dans le vif du sujet. Tu dors la nuit.
- Bien vu, je comprends votre choix pour ce poste.
- Tu es perspicace, bien. Où dormis-tu dans la nuit de lundi à mardi.
- Ma situation m’incite à me préoccuper du futur principalement.
- Mauvaise réponse, je crois que tu vas nous trouver moins sympas.
- Comment voulez-vous que je m’en souvienne ?
- Dans le cerveau existe un système appelé mémoire. Je vais t’aider, une allée sur les quais, ça te dit quelque chose ?
- Une allée, sur les quais.
- Tu as compris, réponds maintenant.
- C’est un endroit où j’ai souvent dormi, plus possible maintenant, la porte menant aux caves est fermée, blindée. Je me souviens. J’avais sommeil, il faisait froid, j’avais peu de carburant. J’étais furieux, j'avais des affaires dans un coin, je parie qu'ils les ont jeté ces cons.
- C’est probable, ensuite.
- J’ai cherché un coin, y avait rien, j'me suis tiré.
- Par où ?
- J’ai traversé l’immeuble, vous le connaissez sûrement.
- Rien noté de particulier ?
- Non.
- Bruits, odeurs ?
- Celle des poubelles… Sympa.
- L’actualité c’est quoi pour toi ?
- Mon quotidien, j’ai tiré un trait sur les misères du monde pour m’occuper de la mienne, elle est proche, faire quelque chose pour elle revient à faire quelque chose pour moi. Les autres… le moins est le mieux. Je n’ai pas le temps, " Pas la place - pensa Diatek, une expression qu’il employait parfois dans le même cas - je vis au jour le jour, sans question, sans autre quête que celle de la survie.
- Tu parles très bien, tu as fait des études ?
- Y’a longtemps. J’avais une vie normale, et puis... voilà.
Diatek comprenait, la répulsion du quotidien, pas la résultante.
- Vous pouvez m’en dire plus ?
- Il y a en liberté un tueur d’enfant, dans une des poubelles que tu as effleuré lundi soir se trouvait le cadavre d’un nourrisson.
- Putain ! Vous ne pensez pas que c’est moi quand même ?
- Non, mais vous auriez pu vous croiser.
- Si je pouvais vous aider… Dans un autre cas je vous dirais d’aller vous faire cuire un œuf, là c’est pas pareil, des gosses, chopez-le vite.
- C’est notre but, nous comptions sur toi.
- Sur moi… Et bien…
- Oui ?
- Je me souviens, un bruit, un choc, j’ai tendu l’oreille un moment, je m’en foutais, vous pensez bien, que pouvait-on me dire de plus ?
- Vraiment rien de particulier ?
- A part le moteur chaud.
- Un moteur chaud ?
- Oui, arrêté depuis peu quoi. Je me suis chauffé les miches un moment, c’était bon, après quoi j’ai mis les bouts, voilà.
- Et ?
- Vous pensez que je sais autre chose ?
- Si ce n’était pas le cas tu ne poserais pas cette question.
- Vous êtes futé vous, pas comme les autres.
- J’apprécie l’opinion.
- Donc ?
- J’ai marché, la voiture est arrivée et a failli me heurter. J'étais sur la route mais c’était pas une raison.
- Et ? Je ne te cache pas que nous sommes pressés.
- J'ai regardé la plaque, mon année de naissance. C’est tout ce dont je me souviens, la marque, la couleur, tout ça, que dalle.
Les policiers hochèrent la tête et simultanément demandèrent :
- Et ce numéro, c’est…
* * *
Deux hommes marchent qui savent où ils vont, ce n’est pas si fréquent. Leurs pensées se suivent et se ressemblent, se frôlent et se reconnaissent, temporairement ils sont proches, unis par la peur de ce qui vient, de ce qu’ils devinent sans le distinguer précisément.
Chance, hasard ? Peu importe, la conclusion était déjà écrite, le point final posé il ne restait que trois lettres à taper.
La résistance intérieure est parfois impossible, perdure en soi le désir que cela cesse, que la force de tout stopper vienne de l’extérieur.
Diatek observe le geste machinal et répétitif de son coéquipier, la vérification que son arme est en place ; on ne sait jamais. Lui n’en porte pas, il sent qu’ils n’en auraient pas besoin. Un château de cartes peut monter haut, en ôter une suffit à le déstabiliser.
Ils vont lentement, pourquoi se presser, le chapeau est devant eux, le lapin est dedans, reste à tendre une main, à le saisir par les oreilles pour l'en sortir. Quel sera le visage de l’assassin. Il serait rassurant qu’il ressemble à une brute, front bas, regard méchant, c’est rare, ou seulement à mi-temps. Parfois il devient définitif quand le monstre est démasqué. Quand, enfin, il peut cesser de jouer le jeu des autres. Il peut arriver que ce soit l’inverse, les traits se détendent, apparaît alors une vérité que personne ne voulut voir.
Chacun dessine mentalement un portrait sans en fixer aucun trait. Le pire serait qu'ils se ressemblent, c’est de lui découvrir un aspect nouveau qui est inquiétant, troublant.
Là est le pire du pire, quand il ne nous est pas étranger !
Apprendre c’est souvent perdre, se dessaisir de ce que l’on tint en croyant vérité définitive. Ce que l’on porte alors est plus lourd et de se découvrir la force de le soutenir une inquiétante révélation.
Ils auraient préféré un long chemin, pouvoir se préparer, raffermir leur conviction, leur quoi ? Mais le trajet est court, si court.
L’immeuble est semblable à bien d’autres, l’entrée de l’Enfer n’est pas de fer rougi, elle est douce, accueillante.
Un vaste hall vitré, des boîtes aux lettres, un couloir, l’ascenseur. Un doigt qui appuie, le ronronnement de la machine dans un silence rythmé par deux cœurs qui accélèrent.
Couloir moquetté, huis sombre, quelques enjambées suffisent.
- Une porte bien angoissante non ?
- J’allais le dire, l’anodin est terrifiant. Une porte est un mystère.
- Vous parlez d’expérience.
- Oui. Je me souviens, ma première, derrière c’était autre chose, un fou plus redoutable que celui qui nous attend.
- Le chef vous a suivi quand vous avez dit que nous suffirions.
- Je souhaite qu’il ne s’en morde pas les doigts à nos enterrements.
Sonnette, le bruit court dans l’appartement sans visiblement intéresser quiconque.
- Il ne serait pas allé sortir le chien ?
Nouvelle sonnerie, vaine, le voisin sait peut-être quelque chose.
Des pas lourds s’approchent dix secondes après que Kah ait toqué. Des bruits de verrous, la porte s’entrebâille.
- Messieurs ?
- Nous cherchons des renseignements sur votre voisin, monsieur B, précisa Diatek tout en présentant une jolie carte plastifiée ornée de son visage souriant.
- Je le connais mal, bonjour, bonsoir, pas loquace, renfrogné, il va travailler, revient, sort peu. Il est préoccupé, je le comprends.
- Pourquoi ?
- A cause de sa fille.
Un vent glacé fait frémir Diatek, la lumière s’estompe alors qu’une lourde porte claque dans son dos et que, surgissent du passé trois regards, non, quatre, se posant sur lui.
- Qu’a-t-elle de particulier poursuit Kah conscient de la réaction de son partenaire.
- Je crois qu’elle est un peu atteinte mentalement, retardée.
Les policiers échangèrent un regard.
- Remarquez à la voir elle paraît normale, si ce n’est qu’elle ne dit rien, ne va pas à l’école, ne parle pas. Dommage, elle est plutôt jolie. Il paraît qu’il est nécessaire d’être toujours près d’elle sinon elle ne fait rien. Ça doit être difficile pour le papa.
- Quel âge ?
- Je ne sais pas au juste, dix-sept, dix-huit… Une jeune femme quoi.
- Il est allé travaillé aujourd’hui ?
- Il n’est pas sorti. Je l’entends chaque matin descendre l'escalier.
- Nous serons patient, il peut écouter de la musique avec un casque.
- Je suis navré de ne pouvoir en dire davantage.
- Vous nous avez bien aidé, merci.
Restés seuls les deux hommes laissent filer quelques secondes.
- Ça va mieux ?
- Oui, ça m’a fait comme un coup.
- Des souvenirs ?
- Lointains…
L’absence persiste. Diatek après avoir farfouillé dans sa poche en sort un petit instrument métallique qu’il utilise pour crocheter la porte.
Ombre et silence sont réunis pour les réceptionner, des lambeaux de pensées traînent ici ou là, Diatek les ressent comme autant de cris allant en diminuant.
La dernière pierre est posée, l’air s’épuise, le monde a disparu, l’illusion est minérale. La lumière fut un cauchemar. Heureusement, sans oxygène elle s’éteint. Le corps est muet. Qu’importe les cicatrices, les brûlures, les mains qui palpent, fouillent.
- Je sens l’atroce.
Diatek opina, l’appartement en était plein.
Le sang a séché, coagulé, il se brise, les pensées vont mourir, vont… Vie, mort. Qu’est-ce que c’était ?
L’ultime pièce, ils l’ont gardé pour la fin sachant que la solution les attendait derrière.
Quelle est cette image, ces silhouettes s’approchant ? Une ombre, un corps lourd revenant sans cesse, une bouche avide, un sexe tendu, le froid qui la pénètre, n’était-elle pas assez loin.
A peine entrebâillée l'odeur du sang leur vrille l'âme. Vite…
Qui est cette femme qui lui ressemble, qui dit non, qu’il ne faut pas, qu’il ne faut plus… Et l’ombre qui frappe, détruit… un éclair d’acier qui mord, mord… Embrasse ta mère une dernière fois ! La tête disparaît dans un sac plastique, deux vies s’estompent. Le ciment scelle un passé survivant.
Kah se précipite, la lumière fait mal, Diatek résiste à la tornade qui le repousse. Le premier déplace le… le truc froid, le second, à genoux, prend la main de la jeune fille… Aucun ne peut plus répondre.
- Je ne veux pas comprendre répéta Kah, jamais.
La sirène approchait ils placèrent le manche bleu dans la main qui le méritait.
Les larmes font du bien, le puits déborde et cela était nécessaire.
Dans l’inconnu des doigts s’effleurent, des mains se rapprochent…